• Autre temps autre moeurs

    L’exutoire momentané du football

    Jeudi 15 Juin 2006

    Par Mohamed Bouhamidi

    Avec le temps, les fanions, les bannières et les accoutrements ont subrepticement changé, les contenus et les codes aussi. Les vieux inconditionnels du Mouloudia ou de l’USMA seraient bien étonnés de voir leurs successeurs chercher ailleurs, en Angleterre ou en Chine, un langage et des références quand eux-mêmes portaient dans leur chair et dans leur tête l’enracinement algérois, bleu de chine, blanc d’Espagne, chaabi, Hamoud Boualem et gouaille faisant foi. Vous ne retrouvez cette élégance surannée des docks que chez quelques vieux égarés dans la foule ou à quelque concert donné par un maître de la musique algéroise à la salle Ibn Khaldoun.

    La plus vieille des strates
    Le travail sur les docks avait patiemment fait évoluer les mœurs vestimentaires ne laissant des anciennes habitudes que cette ceinture Altairac, large tissu jaune plié et enroulé autour de la taille qui servait de baluchon pour les fruits et légumes les jours fastes où les dockers obtenaient un jeton synonyme de travail. Des conditions pénibles du port qui exigeaient force et adresse, rudesse devant l’adversité, les dockers et les habitants à leur suite avaient tiré quelques valeurs : l’ardeur au combat, la solidarité dans la lutte, le compter sur soi dans les disputes courantes qui enterraient doucement les vieux réflexes claniques, le sens de la répartie chez les petites gens pour remettre en place les Algérois de vieille souche tentés par l’ostracisme et le sentiment de supériorité culturelle et, enfin, l’adhésion puis l’attachement à cette merveille d’innovation musicale que fut la naissance du chaabi.
    Les Algérois demandaient aux sportifs du MCA, pas seulement aux footballeurs d’ailleurs, d’incarner sur le terrain ces qualités d’endurance, de rudesse, d’obstination dans la confrontation et paradoxalement d’exhiber une supériorité technique, un art du ballon, une finesse du jeu et du dribble qui leur étaient une revanche sur le sort qui nous était fait par la colonisation, une exigence de la supériorité collective et individuelle qui fit partie de la longue, incessante, spontanée et instinctive préparation populaire aux confrontations majeures de la lutte de libération.
    Les références oubliées mais encore actives de l’adversité totale et irrémédiables hantaient encore leur langage : «Tu me trouveras comme tu me chercheras», ou mot à mot : «comme tu me viendras, j’irai à toi», à comprendre quel que soit le terrain de la confrontation : la force brutale, la technique, le savoir, etc. Chacun devait être un champion, le sportif sur le terrain et le supporter dehors au cas où. Les Algérois exigeaient de ces footballeurs et de ce club qu’ils remplissent consciemment une fonction de représentation politique, sociale et culturelle. Chez les peuples ou les populations qui vivent sur des clivages religieux, sociaux, culturels vivaces et profonds, le contenu manifeste de cette fonction de représentation coïncide quasiment avec son contenu latent.

    La substitution des quartiers
    Portées par la vitesse d’inertie, ces valeurs continuèrent longtemps à imprégner les confrontations sportives d’après-l’indépendance. Le Mouloudia y entrait avec le prestige du plus vieux club algérien porté par sa vieille garde dont la mentalité, les perceptions et les valeurs le pousseront à conserver cette culture du club face aux nouveaux adversaires des clubs algérois certes, mais dont les limites territoriales repérables et les dénominations différentes laissaient au vieux club son espace originel, la Casbah étendue à Bab El Oued devenu son extension après l’indépendance.
    Il faudrait remonter loin, bien loin pour retrouver chez les plus vieux cette mémoire bien algéroise de la rivalité des quartiers qui reflétait une immémoriale organisation du respect de l’espace domestique et féminin, l’étranger à cet espace appelé quartier n’ayant rien à y faire sans motif reconnu respectable et dont la présence ne peut que poursuivre les buts de s’approcher des femmes et d’attenter à l’honneur des familles. Chaque famille et par proximité chaque groupe de familles trouvait dans ses garçons les sentinelles de ces territoires et éventuellement les champions décidés à en découdre avec l’intrus, toujours prêts à montrer ce que valent les enfants dudit quartier et à entraîner les autres dans une émulation constante, multiforme, transformant l’appartenance territoriale en identité valeureuse, en référence reproductrice du passé régional, les jeunes devenant des enfants de Bab El Oued, de Belcourt, d’El Harrach, de Kouba, d’Hussein Dey avec, pour les initiés, une charge symbolique et historique avec la mémoire des exploits séparés ou des épreuves partagées, les grandes dates des manifestations, des émeutes, des secours portés pendant les sinistres, des morts sous les toits effondrés des tribunes de stades, des matches de coupes et des finales légendaires, des styles de vie ou de jeu, des actes de bravoure, des titres de champion remportés. Bref avec une identité mystérieuse et opaque pour le non-initié qui a fini par recouvrer avec le temps et le nombre de jeunes les vieux réflexes culturels, les anciens repères, les symboles et les expressions des temps de proximité avec l’occupation coloniale.

    La confusion du sens
    Tout cela fonctionnait assez bien si ce n’est que le Mouloudia n’a trouvé de rival sérieux dans la capitale que deux clubs, le Chabab de Belcourt et l’USMA. Passe pour Belcourt dont l’identité s’est affirmée dès l’époque coloniale. Mais l’USMA ? Question de territoire, de quartier commun, de promiscuité, d’intrusion ? Difficile de répondre sur la rivalité de deux clubs qui divise le même quartier, les mêmes familles avec des frères ou un père et son fils entrant dans une adversité rugueuse à chaque derby, se jetant à la tête les arguments les plus irrationnels sur les style de jeu, la valeur des joueurs, campant pour quelques heures sur des positions hostiles, se réconciliant quand l’un des deux clubs dispute un match de championnat ou de coupe avec une équipe tierce, mieux avoir le titre à Alger, bien sûr, mais un titre disputé entre les deux clubs devient le motif d’une guerre de la
    représentation.
    Cette représentation reste la seule clé pour comprendre les sens sociaux et culturels de cette adversité qui oppose en gros les mêmes milieux puisque la césure passe à l’intérieur des familles. Aux préférences rugueuses des supporters du Mouloudia, les supporters de l’USMA ont très tôt opposé la prétention du beau jeu, celui de la finesse et de la beauté avec les premières vedettes des années soixante et soixante-dix dont Meziani pourrait être le meilleur ; puis, en prenant pour référence assez tôt des clubs étrangers pour emblème et comme pattern.
    De leur côté, les jeunes du Mouloudia adopteront, personne ne sait pourquoi ni comment, la dénomination provocatrice et socialement marquée de «chiffons». Réaffirmation de l’appartenance populaire face aux beaux habits des autres ? Probable, d’autant que, dans une période charnière, au milieu des années 90, des supporters du Mouloudia arboraient d’immenses bannières à l’effigie de Bob Marley pris comme modèle de fidélité à ses origines et comme gourou de la zetla. Cette identification populaire se confirmera avec la nouvelle identité qu’ils ont adoptée pour dire leur nombre : les Chinois. Cette identification gagne du terrain par l’expression artistique. Sur leurs banderoles, vous pouvez voir des idéogrammes chinois représentant un dragon et un homme jouant au ballon et l’idéogramme symbolisant l’homme est le bon. Ces supporters semblent nous dire qu’ils sont la multitude, c’est-à-dire au fond qu’ils sont la force et ils tentent de le prouver chaque fois qu’un match leur permet de se regrouper ; l’épisode de Mostaganem et de leur retour périlleux sur Alger n’est qu’une illustration de l’usage de cette force et d’un contre usage installant la violence comme tentation prochaine. Bien sûr, seules des enquêtes sociologiques menées par de vrais scientifiques pourraient décrypter ce que recouvre cette nouvelle culture qui s’installe avec ses chants, ses cassettes, ses CD, ses tee-shirts, ses bonnets, ses mots, ses rituels et son organisation. Mais on peut dire déjà que nous ne sommes plus dans les cas de figure où les supporters investissaient leur club d’une mission de représentation. Ici, l’adversaire social ou culturel reste flou.
    Par contre, il apparaît très bien que cette masse impressionnante et ses relations avec le milieu social est à la recherche des modalités autonomes de sa propre représentation, le football et le club ne servant plus que d’alibi et de points de ralliement. Les révoltes grondent aussi de cette façon.   

    M. B.

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