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L'Emir Khaled et le Mouloudia
Mahfoud Kaddache raconte :
L'Emir Khaled, le Mouloudia...
S'il est un travail scientifique qui aura comblé d'aise de nombreux militants de la cause nationale, cest incontestablement celui du défunt Mahfoud Kaddache. Et c'est à l'évidence pour cette raison quils furent nombreux à faire le déplacement du cimetière Zeddek de Ben Aknoun pour lui témoigner leur gratitude et leur reconnaissance. Une profonde reconnaissance, convient-il de souligner, à un acteur politique et citoyen sans précédent. Un courage politique dont le moins que l'on puisse dire est qu'il aura contribué, dans les moments les plus délicats vécus par la société algérienne, à restaurer dans ses droits le rôle moteur joué par la citadinité dans le long processus du raffermissement du sentiment national.
Un sentiment qui se traduira inexorablement par l'émergence d'un mouvement national fédérateur et une fusion historique entre la petite bourgeoisie des médinas et les paysans dépossédés de leurs terres par l'arsenal juridique mis en branle par la caste coloniale. Une fusion dont l'aboutissement logique, irréfragable et conquérant se traduira très vite par la Révolution nationale sous l'égide du Front de libération nationale et "l'indépendance" nationale.
Observateur averti, bien que donnant souvent limpression dêtre en dehors du temps, esprit critique sil en est même sil laisse le souvenir de quelquun particulièrement sensible aux arcanes du consensus, il aura été égal à lui-même. Même si daucuns, zélateurs patentés dun discours pourtant abscons et révolu à jamais, lui reprochaient quelque tiédeur quil rejetait non sans un certain humour. Un humour des plus grinçants, acerbe à bien des égards, il faut lavouer, au diapason dune mise à nu de ceux-là mêmes qui voulaient aller vite en besogne politique et quil assimilait, sans hésitation aucune, à des corbeaux dont lobsession consistait à vouloir imiter, à tout prix, la démarche de la perdrix
Image symbolique que cette façon de voir et de situer les uns et les autres, un regard lourd de sens et un constat, sans complaisance aucune, dune situation à tout le moins anachronique que générait une sorte de cacophonie politique, castratrice et inhibitrice à plus dun titre
Il faut reconnaître au professeur Mahfoud Kaddache une hauteur de vue particulièrement féconde dominée par son souci dasseoir lalternance politique que de multiples objurgations nont pu oblitérer. Il ne pouvait en être autrement, a fortiori lorsque sa conception altruiste du bonheur avait été héritée dune pratique militante irriguée le plus souvent par un projet de société tel que généreusement porté par les scouts musulmans algériens. Un mouvement qui aura été, avec le projet de société de Messali Hadj, le Mouloudia club dAlger, le Théâtre populaire algérien et de nombreuses associations culturelles comme Nadi at-Taraqi, une des plus prestigieuses écoles du nationalisme algérien.
Il fut, du reste, lun des premiers historiens algériens à sêtre intéressés à laction politique de lémir Khaled et de ses amis, action quil considérait comme fondatrice des premiers balbutiements de lexpression politique du nationalisme algérien. Même si telle nest pas la conclusion de Charles-Robert Ageron qui sembla même lavoir ignorée superbement. Cest du moins lavis de Mahfoud Kaddache, un avis que lauteur de La vie politique à Alger de 1919 à 1939 (Editions SNED, Alger 1970) nuancera, insistant même sur le fait avéré, peu ou prou, que les prises de position, les déclarations, les écrits du petit-fils de lEmir Abdelkader peuvent en effet donner lieu à des interprétations différentes.
La démarche un tant soit peu rigoureuse de Charles-Robert Ageron, une démarche dominée par une vision exogène de la société globale algérienne, ne doit pas faire perdre de vue à lobservateur averti que la personnalité charismatique de lémir Khaled a grandement contribué à léveil national. Il y avait dans son action, soutient Mahfoud Kaddache, aux antipodes des tenants du matérialisme historique, une référence constante à lIslam : «Cette référence a une signification profonde en matière de politique algérienne. Dans la mesure où légalement le nationalisme politique ne pouvait s'exprimer ouvertement. Cest dans la religion, dans la défense de la personnalité musulmane quil puisait son inspiration. Il ne faut pas oublier que durant toute la période de loccupation française, lislam a été la garantie première de la personnalité algérienne. Cest dans le rattachement au vaste mouvement de lislam et du monde musulman que le nationalisme algérien trouvait son argumentation et sa première expression politique. Khaled apparut comme un promoteur de la Nahda.»
Un baliseur du désert, un pourfendeur des idées reçues
En optant pour un tel argumentaire, voué aux gémonies par les tenants dun matérialisme historique, Mahfoud Kaddache ne faisait quasséner des évidences auxquelles il était particulièrement attaché. La résistance à loccupation coloniale avait été dabord orchestrée par les gens du culte musulman. Ce qui explique outre mesure loption prise par la caste coloniale à leffet de séquestrer, par arrêté du 7 décembre, les mosquées ainsi que les corporations religieuses. Des quatre mosquées importantes de rite hanéfite, seule la mosquée de la Pêcherie (Djamaâ Djedid) et la mosquée dite Kléber (Djamaâ es-Safir) ont résisté au vandalisme de la conquête, les deux autres ayant disparu en tant que telles. La première, la mosquée as-Sayyida, dont il ne reste aujourdhui que des lithographies, a été détruite en 1832 par le Service du génie lors de la création de la place du Gouvernement ; la seconde, la mosquée Ketchaoua, a été affectée au culte catholique après de radicales transformations qui ont duré entre 1845 et 1860 et un véritable génocide lâchement commis à lintérieur même du lieu de culte contre des musulmans qui tentaient de sopposer à cet acte abominable.
Le réaménagement, à partir des matériaux restés inemployés de la mosquée as-Sayyida, ayant touché en 1837 Djamaâ al-Kébir, nétait que de la poudre aux yeux. Surtout si lon sen tient à lexplication qui en est donnée par lintendant civil Stanislas Bresson : «Cest une mission dutilité publique et dintérêt politique, destinée avant tout à effacer dans lâme des musulmans des souvenirs pénibles et à leur faire oublier les saccages perpétrés au lendemain de la prise dAlger.» Faire disparaître surtout de leur mémoire le non-respect de la convention du 4 juillet 1830 signée par Bourmont, lors de la prise dAlger, et portant sur les droits des Algérois sur la mosquée Ketchaoua. Une mosquée vite transformée par le duc de Rovigo en cathédrale à la suite dune répression précédemment soulignée. Accusé de malversations, le muphti hanéfite fut destitué en 1847, pour être officiellement remplacé, le 13 juin 1873, par Hadj Ben Haffaf et en octobre 1889 par El-Hadj Kaddour Chérif, respectivement le premier secrétaire et ancien lieutenant de lEmir Abdelkader. Le haro continuel orchestré le plus souvent contre des mosquées et des espaces cultuels fera lobjet de sévères réquisitoires du baron Pichon qui nhésitera pas à assimiler ses compatriotes à des exterminateurs systématiques du culte musulman et des populations qui le professent. A ce propos, il y a lieu de se référer utilement aux Feuillets dEl-Djezaïr, réédités en 2003 par les éditions du Tell, pour se faire une idée précise de lapocalypse imposée à toute une ville. Une liste exhaustive nous apprend, par exemple, quen plus de la mosquée as-Sayyida détruite en 1832, la chapelle de Sidi Abdelkader el-Djilani ( ex-rue Waisse, à proximité de lhôtel Safir, ex-Aletti), la mosquée Mezzo-Morto construite vers 1685 (rues Bab-Azoun et de Chartres) par el-Hadj Hossaïn, renégat italien, la mosquée Khédar-Pacha (rues Scipion et Bab-Azoun), la zaouïa Ketchaoua ( rue du Lézard) édifiée en 1786 par el-Hadj Mohamed Khodja Makatadji, la mosquée ach-Chemaïn (à laile des rues Cléôpatre et Bab el-Oued), la mosquée dAïn al-Hamra (rue Philippe), la mosquée Ben Négro (à langle des rues Bab el-Oued et Sidi Ferruch), la mosquée dal-Mocella sur lemplacement de laquelle se trouve, présentement, le lycée Emir-Abdelkader, la zaouïa de Sidi-Amar at-Tennessi construite au XVe siècle à proximité du mausolée de Sidi Aberrahmane at-Thaâlibi, connurent le même sort. Lintérêt que porta à lépoque Mahfoud Kaddache à lémir Khaled était loin dêtre fortuit, un exercice de style. Lauteur de La vie politique à Alger de 1919 à 1939 sétait intéressé au petit-fils de lEmir Abdelkader pour des raisons évidentes quil est lun des rares historiens à avoir révélées : «Khaled apparaissait en même temps un leader politique sinon un chef religieux, du moins un défenseur de lislam. Navait-il pas refusé de se naturaliser, refusant les avantages que pouvait lui procurer la citoyenneté française Au cours de la campagne électorale de 1919, il avait dénoncé les mtournis et sétait présenté comme candidat de lislam. Lessentiel de son programme politique comportait avant tout un aspect négatif mais combien révélateur, le refus de lassimilation totale et cest surtout au nom de lislam quil repoussait cette politique dassimilation. Cest dans ce refus que se situe sur le plan politique lorigine du nationalisme algérien, lopinion publique donnant à ce refus un caractère plus général, le considérant comme un refus de la domination étrangère.»
Une écriture de lHistoire au service de la personnalité nationale
Cest du reste grâce au professeur Mahfoud Kaddache, ce pédagogue dun humanisme contagieux, que nous devons certaines vérités sur lémir Khaled, présenté par certains historiens comme étant un allié inconditionnel des Jeunes Algériens, un parti qui prônait pourtant une naturalisation sans faille : «Khaled napprouva pas les Jeunes Algériens. Lindigène nacceptera pas la qualité de citoyen français dans un statut autre que le sien. Khaled aurait affirmé selon un rapport de police quun décret Crémieux ne pouvait satisfaire lindigène qui veut conserver sa langue, ses murs et sa religion et qui aspire à vivre tranquillement.» En dautres termes, souligne Mahfoud Kaddache dans La vie politique à Alger de 1919 à 1939, lAlgérien ne pouvait abandonner son statut personnel. Cette volonté de demeurer sous la loi musulmane, souligne-t-il, avait certes une très grande signification religieuse au sein des masses populaires. Mais il faut le noter avec force, insiste-t-il : cétait, pour les dirigeants politiques, loccasion, dans un cadre juridique, de faire respecter lislam et de défendre une thèse nationaliste.
Cette politique de lémir se vérifiera un peu plus tard, notamment dans sa tentative de faire poser la question algérienne à la Société des Nations. Ce que les adversaires tant autochtones que colonialistes ne pardonneront jamais au petit-fils dAbdelkader cest, dans le même ordre d'idées, cette réunion quil provoqua en mai 1919 pour obtenir la signature dune pétition en faveur de lindépendance nationale, hostile à la caste coloniale. Cette dimension, nous apprend Mahfoud Kaddache, trouve ses prolongements dans les écrits mêmes de Khaled. Notamment ceux publiés par L'Ikdam, le journal dont il était le directeur politique et où il invitait tous les intellectuels musulmans qui, dans leur grande majorité, rêvaient de la création dun Etat musulman et de la restauration des anciennes splendeurs arabo-musulmanes de Baghdad, Damas et Cordoue, à écrire des études, des biographies dhommes célèbres, de savants. Dans la perspective, on sen doute, croit savoir LIkdam, de les opposer aux inventions européennes dont les progrès surprenants, révélés au cours de la guerre de 1914-1918, risquaient déblouir et de complexer la société globale algérienne. La «Nahda», écrira à ce propos l'auteur de La vie politique à Alger 1919-1939, apparut à Alger comme une poussée nationaliste, un désir de révolution. L'intérêt accordé à l'émir Khaled est loin dêtre fortuit, loin de relever dun simple exercice de style. Il procède, bien au contraire, dune volonté délibérée de prouver, une fois nest pas coutume, que la résistance sest manifestée tout dabord sur le terrain de la culture où le petit-fils de lEmir Abdelkader se distingua singulièrement par la création de nombreuses associations culturelles et sportives dont les objectifs sont ainsi décrits par Mahfoud Kaddache : «Ces associations à caractère social ou politique furent créées au lendemain de la guerre. Quels que soient les objectifs quelles se donnaient légalement et qui visaient l'éducation sportive, la formation morale, la défense des intérêts de musulmans, le fait de regrouper uniquement les indigènes donnait à ces associations un caractère politique qui n'échappa ni à l'administration ni aux affiliés.»
Parmi les associations recensées par l'historien algérien figurent La Jeunesse musulmane déducation sociale, La Fraternité algérienne, Le Croissant algérien, L'Avant-Garde (dont lactivité est axée sur le développement de la pratique de la gymnastique), sans oublier le doyen des clubs algériens, le Mouloudia Club Algérois qui joua un rôle de premier ordre dans le domaine du raffermissement du sentiment national et de la création de nombreux clubs sportifs musulmans ainsi que des sociétés musicales chargées de promouvoir la sauvegarde et la propagation de la musique classique algéroise.
Une façon de voir si riche en intuitions, en prémonitions visionnaires
A l'image de La Fraternité algérienne, une association présidée par l'émir Khaled, ces espaces dexpression et dépanouissement pluriels avaient, de l'avis même de Mahfoud Kaddache, des objectifs cardinaux : la défense et l'amélioration morale, matérielle, intellectuelle, économique et politique de la population musulmane algérienne : «La Fraternité algérienne se voulait combative, elle ne voulait pas rester indifférente devant les manifestations dhostilité à lencontre des intérêts des musulmans français dAlgérie. Son objectif était de demander que toutes les mesures dexception auxquelles étaient soumis les indigènes musulmans disparaissent. Pratiquement, elle chercha à obtenir l'application intégrale de la loi du 4 février 1919 et la représentation parlementaire des indigènes musulmans français.»
Des exigences grandement amplifiées par le journal L'Ikdam qui, dans son édition du 11 août 1922, rapporte que ladite association estimait criminelle l'inertie, au lendemain de la Première Guerre mondiale, vis-à-vis des morts et vis-à-vis des vivants.
A noter aussi que le petit-fils du grand résistant algérien a contribué pleinement à léclosion, en 1919, du Club Sportif Algérien (CSA) dont la première crise précipita la création du Mouloudia Club Algérois en 1921. Durant la saison 1919-1920, le conseil dadministration du CSA était dirigé par Mohamed Branki, Mhamed Kaïd-Hamoud, Ali-Chérif Zahar, Djillali Bentami, Mohamed Damerdji, Mahmoud Adjali, Ahmed Kalla et Mohamed Bouali. Cest encore lui qui insistera sur le rôle éminemment positif de lexpression théâtrale dans le domaine de léveil des connaissances et du goût de la lutte entraînant, en 1924, et ce dans le cadre de la troupe El-Hillal El-Djazaïri (Le Croissant algérien), Djelloul Bachdjerrah, Allalou, Dahmoun et Rachid Ksentini, pour ne citer que les ténors de lépoque. Le signifié des nombreux sketchs à lhonneur confirme les intentions réelles de leur promoteur. Du moins si lon se réfère à La Vie politique à Alger de 1919 à 1939, un ouvrage dune importance capitale, où Mahfoud Kaddache écrit : «On joua de nombreux sketchs, le tout habillé de comique, de gags, de calembours. Les pièces qui furent ensuite offertes au public dénonçaient à mots couverts les abus dont le peuple était victime, les privilèges accordés à certains, larbitraire de lépoque.»
La même source nous apprend que cest de cette période aussi que date la création de LAmicale des étudiants musulmans de lAfrique du Nord, une création qui intervient au moment même où LAssociation générale des Etudiants dAlger prit la décision dexclure de son bureau les musulmans et les Israélites.
La vie artistique et musicale constituait, à Alger, comme dans les grands centres urbains du pays, une sorte de prélude à la prise de conscience du fait national. Cette étape décisive va engendrer laffirmation de nouvelles formes dopposition et de résistance au système colonial. A limage de "Man ibat iraaî lahbab", une oeuvre poétique écrite, lors de son exil forcé à Alexandrie en 1832, par le cheikh Mohamed Ben Ali al-Qbabti, grand muphti dAlger.
L'observateur attentif, faisaient remarquer Mahfoud Kaddache et Djilali Sari dans l'Algérie dans l'histoire (tome 5), est en mesure de relever un certain nombre de nouvelles formes dopposition et de résistance à l'ordre établi. Ces formes dexpression, désormais les seules possibles après lécrasement de toutes les insurrections paysannes et soufies jusquà l'aube du XXe siècle, sont permises grâce à la prise de conscience et à la clairvoyance de tous ceux qui ont pu acquérir une instruction assez solide.
De nombreuses générations de ce merveilleux pays sont particulièrement reconnaissantes à cet historien de renom, à ce pédagogue et à cet éducateur que les scouts musulmans algériens revendiquent à cor et à cri.
Bien quil fut tenu jusquà sa mort en marge des reconnaissances de circonstance, porteur quil était d'un projet de société où l'idéal démocratique était loin d'être un vain mot, il était de ceux qui considéraient, à juste titre dailleurs, que l'histoire de son peuple était loin d'être une suite d'échecs ininterrompue, un long martyrologue.
Bien quéminemment scientifique, l'oeuvre historique de Mahfoud Kaddache est le fruit d'une expression directe, d'une parfaite clarté, s'appuyant souvent sur des convictions passionnées, donc jaillissantes et spontanées. Ce qui n'est pas sans s'apparenter avec certains aspects de la littérature soufie, si riche en intuitions, en prémonitions visionnaires.
Abdelhakim Meziani
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