Trois-Horloges. Obélisque totémique de Bab El-Oued. Tahar, 35 ans, un pur enfant du quartier, un crypto-usmiste de descendance JSK, baigne en pleine fièvre Mouloudia du matin au
matin depuis la victoire du Doyen sur le WAT à Mosta. Trop de bruit dans ce quartier. Trop de mauvaises odeurs ! maugrée-t-il. Pour ce diplômé en communication qui travaille à son compte, il ne fait aucun doute que le cur battant du Mouloudia, cest ici. On va faire un petit exercice de sémiologie et vous allez voir, sourit-il en pointant du chef une gargote spécialité chawarma faisant face à lune des mythiques horloges. Chez Chenoui indique lenseigne du boui-boui barbouillé de vert et rouge.
À côté, un magasin de friandises à lentrée duquel trône une machine à jus avec deux récipients contenant deux jus colorés là encore en vert et rouge. Entre les deux, un cabinet davocat dun certain Me Messaoudi qui serait le frère du président du Mouloudia. Cest confirmé : nous sommes bel et bien en plein fief du Mouloudia Chnaoua dAlger.
Dictionnaire chnaoua du foot
Moi, je suis mouloudéen. Je ne suis pas chenoui, objecte Krimo, 46 ans, éducateur spécialisé, un ami et voisin de Tahar. La précision est de taille. Mais, alors, sociologiquement, quest-ce quun Chenoui ?
Il faut noter dabord que les supporters du Mouloudia sont ainsi surnommés en raison de leur très grand nombre, se vantent-ils. Ils ne sont donc pas particulièrement cynophiles et très peu dentre eux ont lu Confucius. Certains les décrivent comme nétant pas de fervents partisans de la non-violence et en cela comme dans tout le reste, ils ne sont pas bouddhistes. Alors, qui sont-ils ? En écoutant les chants des supporters, on y trouve la définition programmatique du Chenoui canonique comme lillustre ce refrain : Ouled Sidi Abderrahmane lemssagher gaâ laklasse âkliya hooligans echinoui kamikaze yediplaci lekoul place. Ainsi, le Chenoui est dabord un authentique Oulid Sidi Abderrahmane. Un Algérois pur et dur, donc forcément un enfant de lun des quartiers mythiques dAlger : La Casbah, Bab El Oued, Jamaâ Lihoud, etc. Ce nest donc pas un aryane, un voyou. Le Chenoui nest pas un cavi, un cul-terreux. Il est classe même sil est souvent zaouali, issu des classes défavorisées. Il rêve de hedda et cest automatiquement un harraga en puissance. Dans le code dhonneur du Chenoui, celui-ci est un kamikaze. Un fonceur. Loyal, il suit son équipe jusquau bout du monde. Et cet amour immodéré pour son club fait de lui un hooligan, et le refrain le précise bien. Mais au-delà de toute cette herméneutique de la littérature Chnaoua, Krimo, lui, a le sang rouge et
vert. Et ses enfants aussi. Comme sa petite Amira. Mes enfants seront forcément Mouloudia, sinon, je les renie, prévient-il. Yacine, son copain, voisin et congénère, vendeur à létalage de son état qui vend, entre autres, des vêtements importés de Chine , après 28 ans passés dans diverses sociétés nationales, abonde dans le même sens : Moi, si mon fils supporte une autre équipe, je déchire sa page du livret de famille, tranche-t-il. Quel est le secret de tant de ferveur ? Cest historique, cest génétique, cest familial, cest tribal, cest la petite idéologie de quartier, cest tout cela réunit, dissèque un observateur avisé. Cest tout de même le doyen des clubs algériens. On joue depuis 1920, explique pour sa part Yacine. Pour lui comme pour Krimo, la violence dans les stades nest pas lapanage des supporters du MCA. Tous les clubs ont le même problème. Si cest plus visible avec le Mouloudia, cest parce quil a la galerie la plus riche. "Endna ghachi. Nous comptons des supporters dans les 48 wilayas. Le Mouloudia est victime de sa popularité. Tu ne peux pas tous les contrôler, ajoute Yacine. Certains avancent que cest un problème générationnel. Que les jeunes daujourdhui sont ingérables du fait de ce quils ont vécu : échec scolaire, chômage, démission parentale, absence de perspectives, violence urbaine, avatars du terrorisme
Les jeunes, tu ne peux plus leur parler. Quand tu le vois se pavaner dans le stade avec un canif, quest-ce que tu peux faire ? fait Krimo. Les jeunes daujourdhui nont rien à voir avec ceux dhier. Il ny a plus de respect. Les parents sont dépassés. On jette ses enfants à la rue et cest le stade qui les récupère. Le type est prêt à tout pour avoir son ticket pour le stade quand toutefois il le paye. Il vole un portable ou commet des larcins au marché ou fait nimporte quoi. Et quand il a avalé deux ou trois psychotropes, va le raisonner
, analyse Hamid, 36 ans, un autre fan du Mouloudia.
Mayssara a 18 ans. Un prénom sur mesure pour ce fluet jeune homme au beau visage imberbe. Adossé à la mer, à la bordure de la plage Rmila, sur le boulevard Mira, avec son pote, Amine, ils tirent des plans sur la comète en prévision du choc de ce jeudi 15. Mayssara est volontiers chnaoua et il est fier de lêtre. Mais un Chenoui soft.
Il ne casse pas, lui. Amine, 21 ans, est quant à lui USMA. Tous deux ont abandonné leurs études et piochent ensemble sur une petite affaire. Leur amitié ne semble guère pâtir des chauvinismes exacerbés. Derrière, sur la plage, des mioches qui bottent le cuir. Petit parfum de Copacabana.
Réservoir à talents hauts. Fils dun ancien footballeur du MCA, Mayssara ne pouvait quêtre Mouloudia. Je voulais partir lautre jour à Mostaganem mais mon père me la interdit crânement. Mon frère aîné a eu la jambe fracassée. Si ça ne tenait quà moi, je suivrais le Mouloudia partout, dit-il, avant de préciser : Ce nest pas tant pour le résultat. Même quand le Mouloudia perd, je vais au stade. Cest pour lambiance elle-même, el houl
Comment font les petits jeunes pour se procurer chaque semaine les 200 DA de droits dentrée, en plus des frais y afférents ? Le jeune inavigui, résume Amine. Notre génération a besoin de cette finale. Nous navons jamais vécu quelque chose daussi grandiose. Lautre jour, jai dû louer une cassette pour voir la dernière finale du Mouloudia, confie Mayssara.
Même si le verbe est acéré, nous ne percevons pas une once de violence dans le doux regard de Mayssara : Ce sont des intrus qui sont derrière toute cette violence, se défend-il. Nous avons la flemme daller au stade avec tout ce qui sy passe. Il y a des voleurs qui vont au stade juste pour chiper quelque chose au milieu de toute cette confusion. Il y a aussi la drogue qui fait fureur au milieu des jeunes. Ana omri ma drabt cachiate. Je nai jamais touché à ces trucs-là. Cela est dû au fait que les jeunes échappent à la surveillance parentale. Quand un gamin se retrouve seul au milieu dune bande à des centaines de kilomètres de chez lui pour aller supporter son club, forcément, il va profiter de cette liberté dans le mauvais sens et va toucher à tout.
Napoli, Flicha, Ben Laden
Pour certains, si lon fait une fixation sur les supporters du Mouloudia, cest parce que le Mouloudia a toujours été banni par le pouvoir politique. Parce que les Chnaoua ne sont pas dans le politiquement correct.
En effet, daucuns présentent le Mouloudia comme étant le club des parias par excellence, le club des favelas dAlger. Le public du Mouloudia se veut rebelle. Cest le club des révoltés de tout acabit, dit Tahar. Le fait que son fief sappelle Bab El-Oued, terreau des événements du 5 octobre 1988 puis du FIS, de la contestation islamiste qui a suivi, Ali Benhadj, Es Sounna, Jamaâ Lihoud, Alayha nahya wa alayha namout et autres symboles foncièrement subversifs, alors, forcément, il dérange. Et, quand de surcroît, on lui adjoint des contingents de supporters déchaînés, des kamikazes comme ils se décrivent, ils seront systématiquement les mal-aimés du championnat politique. Bab El-Oued a toujours été ignoré, marginalisé. Nous, nous sommes le petit peuple. La galerie des zaoualia. Nous sommes le quartier des malfamés. Des affamés. Dans nos slogans, nous chantons : "Alayha nahya", "Napoli, Flicha, Ben Laden", décrypte un tifosi fielleux. Lun des slogans chers au public du Mouloudia reste Maranache mlah (on nest pas bien). Un slogan qui dit tout. Le Mouloudia est à limage du pays. Quand le pays va mal, le Mouloudia va mal et vice-versa, renchérit Yacine.
Du chifoun au 4x4
Autre facteur qui expliquerait en partie, selon nos interlocuteurs, le virus de la violence : largent. Largent qui aurait corrompu tout le monde. Doù labsence de références. Les joueurs nont pas suffisamment de grandeur morale pour servir dexemples. Dailleurs, leur boulot, cest de marquer des buts et dempocher le maximum au mercato, pas de jouer aux pédagogues. Les jeunes sidentifient souvent à des nabots qui roulent des mécaniques alors que la plupart ont deux pieds gauches pour paraphraser Amine.
Ailleurs, les grandes stars du ballon rond prêtent volontiers leur bobine à des spots éducatifs pour dénoncer la violence, le racisme, etc. Nos joueurs méritent-ils les 500 et 600 millions quils réclament à chaque signature ? Ils ne parlent que dargent. Les présidents de club ont pourri le football, comment voulez-vous quils donnent lexemple à nos jeunes ? éructe Hamid.
Dire que dans le temps, les joueurs-militants du Mouloudia, on les appelait Echifoun. Le chiffon. Cétait du temps de la colonisation. Ils jouaient vêtus de guenilles mais le front haut pour lhonneur du pays, nous dit-on. Les temps ont bien changé depuis. Les joueurs ne parlent que de villa et de Touareg (4x4, ndlr). Comment voulez-vous quils pensent à lentraînement ? fulmine Amine.
Encadrer les supporters : mission impossible ?
Hakim Boukadoum, 39 ans, était président du comité de supporters du Mouloudia en 2000-2001. Son constat est sans appel : Il est impossible de canaliser les supporters du Mouloudia, admet-il, avant de souligner : Ce nest pas propre au Mouloudia. Aucun club ne peut prétendre avoir un vrai comité de supporters. Cest du bricolage. Le Mouloudia a été le premier à lancer une dynamique qui devait avoir pour point de départ les comités de quartier avant daboutir à un comité de supporters au lieu que cela soit décidé par le haut. Malheureusement, cette dynamique a été interrompue. Pour lui, lorigine de la violence est avant tout sociale et nest pas étrangère à tout ce que nous avons vécu : Un gamin qui a aujourdhui 15 ans a vécu de plein fouet le terrorisme. Les "événements". Il na connu que cela. Il ne peut que reproduire toute cette violence qui la nourri, dit-il. Un bon comité de supporters, estime-t-il, devrait savoir allier animation et pédagogie le tout sur fond dune nouvelle vision du football. Une tâche à laquelle sattelle une nouvelle structure que viennent de lancer des anciens du Mouloudia, une fondation baptisée Braham Derriche, et dont le porte-parole est un certain
Ali Benchikh.
Hakim suggère dintégrer des socios à la vie du club comme cela se fait outre-mer. Mais il ne se fait pas dillusions : la modernisation de nos clubs nest manifestement pas pour demain, concède-t-il la mort dans lâme. À titre dexemple, le Mouloudia, qui a un gisement inestimable de supporters, na jamais songé à créer un département marketing pour gérer son image, lui dont le label est très vendeur et qui profite à toute une faune de braconniers, regrette notre ami.
Petit détail en parlant de marketing et de merchandising : le gros des fanions du Mouloudia est fabriqué en
Chine. La boucle est bouclée. Les supporters du MCA auront ainsi connu la mondialisation avant tout le monde. Qui a dit que les Chnaoua nont jamais été à lécole ?
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M. B.